Sur l’écriture et sur le reste #3 : Heure et lieu

(Oui, je sais, ce titre n’est pas terrible. ^^)

(On reviendra sur mon absence plus tard… )

Ce soir, je fais d’une pierre deux coups ! Voici mes questions du jour : Quelle est votre heure favorite pour écrire ? (Bon, là dessus, j’ai déjà une petite idée !) Et, par extension : où préférez-vous écrire ? Chez vous, dehors ? Allongé, Assis, par terre, à un bureau ?

Pendant les vacances au moins, je vais essayer de poster quelques articles… Excusez-moi pour mon mutisme, et bonne soirée à tous ! 🙂

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Margot Roisin : Tout le temps, partout.

Extrait d’Amnésie – Astrid Velhame

Bonsoir !

Ecrivant – ces temps-ci – principalement des nouvelles, je me suis décidée à poster un extrait de l’une d’elle ici. Voici donc un extrait d’Amnésie, dans la partie d’un de mes personnages, Astrid Velhame.

Provoquer son organisme jusqu’à l’extrême onction – défi inconscient envers soi-même. Le corps écroulé sur son matelas, comme vide de tout signe de vie ; l’essence de l’homme extorquée du corps par à coups jusqu’à ce que l’absence même d’énergie ronge sa moindre trace de lucidité.

Yeux clos, elle tente une énième fois d’établir la connexion, réunissant ses lambeaux de forces subsistants ; matérialiser autour d’elle le décor, se retrouver de nouveau face aux deux ombres figées de son passé – elle et lui, communier à nouveau avec cette scène parmi tant d’autres, scène d’un passé trop flou et désespérément en manque de tragédiens… L’amour est mort, les oiseaux chantent et deux ombres crèvent une fois de plus, éteintes par leurs résurrections contraintes.

Son corps se contracte, position défensive de l’animal menacé. Elle sue à grosses gouttes. Son esprit se démène, hurle, virevolte dans la pièce – scène fictive dévastée par l’ouragan de son cerveau.

Ses paupières s’entr’ouvrent. La connexion est rompue. Elle relève la tête un instant, avant de s’écrouler définitivement, sans force. Elle sent ses membres engourdis, un mal de tête brouille son cerveau et se dresse en barrière à ses réflexions. Elle est achevée par l’épuisement. Des mois maintenant qu’elle s’acharne, presque sans résultats, notant consciencieusement un compte-rendu de chacune de ses tentatives. Des mois qu’elle analyse chacun de ses résultats – après le désespoir vient l’indifférence, instant où l’homme passe de victime d’une force trop terne à son propre cobaye : des mois qu’elle en devient insupportable, refusant toute aide. La lueur de la folie hante ses yeux. L’amnésie qui la ronge est une équation irrésolue : la solution se terre quelque part, il suffit de chercher assez longtemps. Et pour cela utiliser toutes ses cartes – jusqu’à l’ultime.

Quitte à mourir dans un élan d’inconscience, donner sa vie à une science-jeu d’échec ; s’éteindre à l’échec et mat ou triompher par lui-même. Ultimatum infligé au corps – livre-moi tes secrets – mes secrets – cette partie de nous que tu dissimules à ma conscience – ou je te ferais crever d’épuisement.

Aurore boréale

Bonjour vous tous ! *observe les trois pleupleus présent dans le coin qui s’empressent de déguerpir en courant* *geste de dédain*

Ça faisait longtemps – j’avais plus d’inspiration, en fait (ou trop) – que je n’ai pas posté de prose ici… Donc en voilà une !

Son contexte est un peu particulier ; il évoque l’aurore boréale du 25 janvier 1838, visible en France. Selon une légende, ces mêmes aurores présageraient une guerre… Bref, je n’en dis pas plus !

Volutes colorées dans le ciel d’hiver, qui dansent doucement, ces tons verts et bleutés s’immisçant entre les étoiles. Spectacle étrange…

Le froid lui mord la peau, elle est debout dans le champ gelé. Une aurore boréale… Elle se rappelle vaguement de la signification de ce mot, phénomène des pôles, il lui semble, que ses leçons lui paraissent lointaines…

Tous sont chez eux, on ne sort pas tard pendant l’hiver, dans le Perche. Elle est la seule à avoir connaissance de cette manifestation céleste — la seule a devoir chercher du bois à une heure tardive.

 

Elle est éblouie, éblouie par ce dont est capable la Terre. Le froid embrume son esprit, ralentit ses gestes, sa peau est déjà rougie, mais elle ne s’en rend pas compte. Jehanne est fascinée. Fascinée, effrayée, elle ne sait pas, mélange d’angoisse et d’une attirance folle, une aurore boréale…

 

Elle n’ose pas rentrer, prévenir les autres, leur dire de venir voir, dire que c’est… Grave ?

La légende que lui racontait sa grand-mère remonte en sa mémoire, lorsqu’elle était revenue de l’école toute heureuse, et qu’elle lui avait révélé qu’elle adorerait voir une aurore boréale — comme sur le livre du maître. La voix grave et inquiète… Si un jour tu en vois, alors ce sera trop tard… La guerre sera là, aux portes de chez toi. Garde-toi de ne plus jamais espérer chose pareille, Jeannette.

La vieille femme était morte quelques mois plus tard mais cette légende, ces mots si emplis de sagesse et la confiance aveugle qu’avait la petite fille pour elle gravèrent les quelques phrases dans sa mémoire.

 

Garde-toi de ne plus jamais espérer chose pareille, Jeannette.

Et l’aurore boréale est là, devant elle, sous ses yeux d’adolescente. Le nœud de son ventre se contracte.

Doucement, sans même qu’elle s’en rende compte, son corps engourdi la ramène devant chez elle. Elle s’assoie au pied du feu et le réalimente. Elle n’ouvre pas la bouche. Elle ne dira jamais rien à ses parents, ni à ses frères tous les trois réunis dans le salon ce soir là — chose si rare.

Même le lendemain, lorsque l’événement sera sur toutes les lèvres. Elle se contentera d’affirmer qu’elle était sortie trop tard pour la voir.

Mais l’inquiétude ne la quittera pas, c’était son secret, présage de son aïeule, elle ne se sentait pas en mesure de le divulguer, elle n’avait pas le droit.

 

Un an plus tard, la guerre fut déclarée.

Elle durerait six ans et Jehanne y perdrait son plus jeune frère.

Ne jamais négliger les présages.

Eclats de verre

Éclats de verre

Petits morceaux de cristal ils brillent dans la pâle lumière du soleil. Ils scintillent mais tu ne les vois pas, tu ne les prévois pas, ils te prennent
par surprise.
Une douleur lancinante dans ta cheville qui te fait plier, vaciller mais
tu continues d’avancer. Parce qu’on ne s’arrête pas sur une blessure, parce qu’il faut continuer, coûte que coûte, parce que la vie ne s’arrête pas si tu tombes…
La douleur t’aveugle, tu trébuches, heurtes de nouveaux éclats, mais continues, chaque fois un peu moins vite, chaque fois avec tes pas plus hésitants seulement
tu n’as pas le droit de t’arrêter.
Tu n’observes même plus tes pieds pour compter tes blessures, elles ne te font presque plus mal, tu t’habitues — on s’habitue tous.
Et puis le soleil disparaît à l’horizon. Tu t’assieds sur une pierre. Il est temps pour toi de te reposer.
Alors tu t’observes. Tu observes tes vêtements déchirés, tes jambes en sang. Parce que oui, de tes membres inférieurs, il ne te reste plus que ça. Des blessures n’ayant jamais été refermées, du sang qui s’écoule — cruel liquide pourpre, sang avec lequel s’échappe ton souffle. Éraflures, écorchures, déchirures — des mots qui blessent les lèvres lorsque tu les prononces.
C’est comme un retour en arrière, tes yeux se posent sur ton chemin, sur ses virages et tous ses éclats de verre, ils s’enfoncent dans les méandres de ton corps, de tes plaies… Parce que oui, ces fissures écarlates ne parsèment pas que tes chevilles, elles sont sur tes jambes, tes bras, elles affleurent sur ta peau, aucun membre n’a été épargné. Comment as-tu pu ne pas t’en rendre compte ?
Tu effleures ta peau contusionnée. Ton sang se tarit lentement. Tu réfléchis — si longtemps que tu ne t’étais pas plié à ce genre d’exercice, tu en venais à tout faire mécaniquement, tellement plus facile —, revois ton long chemin sinueux… Tu revois les embranchements que tu as rejetés un à un, ces fois où tu avais pris la mauvaise route… Ces moments où ton chemin croisait celui d’un autre et que vous avanciez ensemble…
Et puis l’instant où tu as cessé de regarder, cesser de réfléchir, le jour où tu es devenu aveugle d’une sorte de, de… résignation. Ne plus voir tes blessures et ne plus en souffrir, ne plus chercher à comprendre, à aider, seulement avancer, marcher durant cette interminable journée, marcher sous la pluie battante, marcher accablé par le soleil, marcher, même quand l’orage te paralysait, même lorsque la neige et la boue engluaient tes pas, marcher, éternellement, jusqu’à ne plus en savoir le but — jusqu’à ne plus savoir d’où tu venais.
Tes souvenirs s’étiolent un à un. Tu te sens
apaisé. La nuit se fait noire, le jour est déjà loin. Plus rien n’a d’importance dans la mort.

Des fleurs sur un arbre en fleurs

Un petit texte pour vous ! (Assez heureux, pour une fois ^^) Dédié à Shania et à notre phrase à nous…

 

Une toute petite phrase, phrase d’enfance, innocence pure d’une maladresse de langage…
« Des fleurs sur un arbre en fleur, ne l’oublie jamais. »
Qu’était-ce, cette phrase ? Une récréation de primaire, un jour comme les autres et deux petites filles de neuf ans… Le printemps qui leur revenait enfin après ces mois d’un hiver hasardeux, mois ternes et gris, trop longs pour une bande de gamins n’ayant connus que huit printemps.

« Des fleurs sur un arbre en fleur, ne l’oublie jamais. »
Laquelle d’entre elles deux l’avait prononcé ? Elles n’en ont plus souvenir, maintenant. Qui n’avait pas d’importance, elles étaient deux, deux… Deux, un duo, l’harmonie dansée, deux, un couple.
Deux jeunes filles timides qui s’étaient liées une année, liées d’un toujours fragile et détruit maintes fois mais éternellement toujours.

« Des fleurs sur un arbre en fleurs, ne l’oublie jamais. »
Elle a toujours cette image des arbres de la cour — justement en fleurs, cette image des arbres à cet instant, impassibles et majestueux, troncs ayant accueillis tant de confidences…
Des fleurs sur un arbre en fleurs, phrase si représentative de cette année à elles, l’année de l’apogée totale de leur amitié, l’année où leurs deux prénoms devenaient indissociables. Leur année.
Des fleurs sur un arbre en fleurs, un de leur plus grand fou rire de l’époque, rayon de soleil dans leurs cœurs…

Des fleurs sur un arbre en fleurs — trois ans. Trois ans se sont écoulés. Trois ans et leurs déchirures, et l’avènement de l’adolescence. Trois ans, de nouvelles amitiés, un éloignement presque inexorable — peut-on rester si unis lorsque toute votre vie se bouleverse ? —, de nouveaux commencements… Des disputes et des larmes, fin d’un si bel équilibre et puis… Trois ans, le presque oubli de cette si jolie maxime symbole simple et beau…

Et puis un rapprochement, d’abord imperceptible mais de plus en plus visible, de nouveaux rires, nouveaux instants partagés…

« Des fleurs sur un arbre en fleurs, ne l’oublie jamais. »
Cette ainsi qu’elle est revenue, cette phrase. Un secret avoué et une réponse, cette réponse — la bonne, la seule qu’il y avait à avoir.
Ces fleurs et leur douzième printemps, ces fleurs et leur renouveau à elles.
Des fleurs sur un arbre en fleurs. Elles n’oublieront jamais.

Texte pour le concours de Chouwie

Voici mon texte pour le concours n°1 de Chouwie sur le faux journal intime. J’espère qu’il n’est pas trop long. ^^

 

Première nuit

Deux heures du mat’. Foutu marchand de sable, t’es en rupture de stock ? Je ne sais plus dormir depuis trop longtemps. Ou alors je cauchemarde. La barre… Enfin bref…

Je n’aurais jamais cru ouvrir un jour ce vieux carnet… Ma grand-mère me l’avait offert pour mes dix ans, je crois, et j’ai beau avoir toujours aimé écrire, un « journal intime » ne m’a jamais attiré. Dire qu’il aura fallu sept ans pour réviser mes principes…

J’ai les écouteurs dans les oreilles, la lampe de poche dans une main et le stylo dans l’autre. Cette atmosphère feutrée du noir de ma chambre est si douce… C’est un peu… Un peu comme si la nuit se refermait sur toi et qu’il n’y avait plus personne sur Terre… Que l’ombre avait tout avalé ne gardant que cette mélancolie qui prend aux tripes et un homme pour l’écrire…

Seconde nuit

Quatre heures du matin, déjà. N’arrivant pas à dormir, j’ai enfin lu On ne badine pas avec l’amour, tu sais, la pièce d’Alfred de Musset que maman attribue toujours à Marivaux… J’aimerais tant connaître une Camille… Une fille ayant la foi, la force pour croire, pour être si droite… Elle est belle, Camille, si belle lorsqu’elle parle à Perdican… J’aime aussi beaucoup Rosette « Vous respectez mon sourire mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce qu’il me semble. » mais Rosette n’a pas cette beauté froide, inaccessible, cette allure cassé, brisée de rigueur… Non, Camille est incomparable.

Je ne note pas les jours, ici. A quoi bon ? Je sépare juste les nuits par un numéro. Je n’aime pas les dates, à vrai dire. Une date, ça limite une journée à vingt-quatre heures. C’est très con, je trouve. Quoi qu’il s’y passe, vingt-quatre heures forment une journée. Un jour a la longueur qu’on lui offre.

Plus tard, je compterai les jours en mots. Lorsqu’il y en aura plus d’un, on aura vécu. Alors on pourra comptabiliser un jour. Lorsque rien ne s’écrira, ce sera juste un moment d’inconscience. On ne peut pas vivre sans mots. Je ne peux pas vivre sans mots. Et sans vie, il n’y a pas de journée. Les mots, mes personnages, mes vers… Ils sont tout. Ils me hantent, me suivent partout – tu sais ce que je fais dans la douche ? j’écris mes vers ou le nom de mes personnages sur la buée de la vitre – ils font partie de moi.

Sommeil, ne serais-tu pas en train de m’assaillir ? Je te laisse, page blanche, j’abandonne tes bras pour ceux de Morphée, s’il peut être accueillant au moins pour les heures qu’il reste…

Troisième nuit

Je ne sais pas quoi écrire. Je me sens vide. Tellement vide. Je n’ai que mes dix-sept ans de vie et la barre pour me remplir. Un jour, il faudrait que je t’en parle… Pas maintenant. Pas cette nuit. Et mes dix-sept ans, que m’ont-ils apportés ? Des rires, des premières fois, des instants d’un bonheur que l’on croquait à pleines dents, des larmes, des insomnies, des dépressions, des points de suspension, cette solitude si douce et si teigneuse, souffrir – ce verbe qui me poursuit depuis mes douze ans déjà et des mots, beaucoup de mots… Peut-être est-ce ce que l’on appelle une vie… Peut-être… Personne ne saura jamais définir la vie…

Des rires… Si longtemps que je n’ai pas piqué un fou rire, un vrai… Ce voyage en Italie, je crois que c’était le dernier…

Et des points de suspension. Je les ai toujours aimé, ceux là. Et ils me prennent chaque fois que je t’ouvre.

Et souffrir, souffrir, ce verbe… Qui l’a prononcé la première fois… Ma prof de français de l’époque, lors d’une rédaction libre, Mme Moreau, je crois que c’était son nom… J’avais parlé d’essoufflement, et d’écriture, d’une soif de mots… Elle m’avait entouré plein de mots… Soif – dévastatrice – folie – cœur pressé dans la poitrine – suffoquer de ces phrases arrachées à sa chair, arrachées à son sang – s’épuiser – S’arrêter. En apnée. – suffoquer… Je connais encore le texte par cœur. Il faudrait que je le réécrive, un jour, j’ai perdu la rédaction originale, depuis le temps… Et puis elle m’avait posé cette question, au crayon à papier, à côté de suffoquer, cette question… Est ce que tu souffres en écrivant ? Quelle question, Madame… Si évidente mais pourtant si dure à avouer… Les mots sont une drogue, belle mais dévastatrice…

Je ne l’ai jamais oubliée, Madame Moreau. Cette prof était magique. Ses mots, son sourire, son rire en cascade, tout était si doux en elle… Et puis elle m’a conseillé Les fleurs du mal – révélation littéraire pour moi. Ca prouve que c’est quelqu’un de bien.

Quatrième nuit

Me sens mal… La barre, elle pèse trop… Depuis quatre heures… Elle m’a réveillé… Elle m’écrase…

Comment l’expliquer ? Imagine… Imagine que tu as de mauvais souvenirs… Imagine que ce sont des histoires de famille pas très nettes, de père alcoolo… Imagine que toi, petit mioche de treize ans, imagine que toi, lui obéir, obéir à ses colères, ses coups de gueule, sa violence, c’est toute ta vie… Imagine que tu vois ta mère souffrir tous les jours, encore plus que toi, à cause de lui… Imagine qu’il meurt… Tombé dans le fossé avec sa bagnole après une grosse cuite… Mais imagine que toi, sa violence, c’est toute ta vie… Que tu t’es tellement soumis que même au cimetière, tu sens encore sa présence… Qu’elle se manifeste en une barre qui appuie toujours plus sur tes épaules… Imagine que maintenant t’as dix-sept ans et tu fais un mètre quatre-vingt-six mais que tu ne peux toujours pas te débarrasser d’elle… Imagine…

Cinquième nuit

Décidément, le marchand de sable me boude…

Je pense beaucoup à toi. Toi. Toi à qui je m’adresse sans savoir qui tu es. Toi qui me juge sans doute en ce moment même – mais qui es-tu ? Es-tu ma mère, des amis, quelqu’un du collège ? Es-tu un moi de mon futur ayant retrouvé ce carnet dans les méandres du souk qui lui sert de logement ? Es-tu ma fille, mon fils, un de mes descendants ? M’es-tu proprement inconnu ?

Cette question m’obsède depuis que je suis couché. Je torture mon stylo sans oser ouvrir ce carnet. Je réfléchis. Mais que peux-tu penser de moi, toi ? J’ai peur… Peur que tu me prennes pour un taré, un paumé… Peur que tu me trouves bizarre… Peur, je ne sais pas trop de quoi, à vrai dire.

Toi.

Je suis de meilleure humeur, cette nuit. La beauté mystérieuse de la nuit me comble. Et puis c’était une bonne journée. Une journée sans but, sans vraiment de tenant et d’aboutissant mais une bonne journée.

Ai fait un peu de théâtre. Enfin, un peu… Deux heures ?

J’ai joué avec Anka. Cette fille est vraiment gentille… Imagine un peu le tableau, petit lecteur, toi qui t’incrustes dans ma vie…

Imagine le petit parc à côté de chez moi, je répète à voix basse les répliques de Perdican « Est-ce toi, Camille, que je vois sur cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux jours d’autrefois ? »… Anka, une fille de ma classe qui arrive, s’assoit à côté de moi et répond : « Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ? ».

Imagine…. Anka la Serbe et Idris l’Arabe déclamant Musset entre deux cris d’oies et de gosses se poursuivant sur le terrain de jeu, Anka la Serbe et Idris l’Arabe jouant Perdican, Rosette et Camille sans ne s’être jamais parlé… Nous avons déclamé toute la cinquième scène du second acte et puis d’autres ensuite… Et la fameuse réplique, « Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce qu’il me semble », elle l’a si bien dit… Avec un petit air impudent et mutin…

Et puis, à la fin, aux derniers mots d’Anka… « Elle est morte. Adieu, Perdican. » C’était… magique. Si longtemps que je n’avais pas joué…

Nous nous sommes écroulé dans l’herbe, un peu gênés. Comme si nous avions tout dit. Je lui ai demandé si elle aimait le théâtre. Elle m’a répondu oui, qu’elle ne lisait plus que ça. Nous avons discuté quelques minutes, seulement sur le théâtre… Nous nous sommes donnés rendez-vous demain, même lieu, avec un exemplaire de Britannicus…

Sixième nuit

Ai déclamé Néron tandis qu’Anka incarnait Aggripine… Scène VI, acte V…

« Arrêtez, Néron : j’ai deux mots à vous dire

Britannicus est mort, je reconnais les coups

Je connais l’assassin. »

« Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable

Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable

Et si l’on veut, Madame, écouter vos discours

Ma main de Claude même aura coupé les jours

Son fils vous était cher ; sa mort peut vous confondre

Mais des coups du destin je ne puis pas répondre. »

« Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits

Mais je veux que ma mort te soit même inutile

Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille

Rome, ce ciel, ce jour, que tu reçus de moi.

Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.

Tes remords te suivront comme autant de furies,

Tu croiras les calmer par d’autres barbaries :

Ta fureur, s’irritant soi-même dans son cours,

D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.

Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,

Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;

Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,

Tu te verras forcé de répandre le tien ;

Et ton nom paraîtra, dans la race future

Aux plus cruels tyrans une plus cruelle injure. »

Ce sont les mots les plus puissants de cette scène, mon Dieu, cette scène… Les tirades de Narcisse et celle d’Agrippine, surtout celle d’Agrippine… Nous n’avons presque pas parlé autrement qu’en alexandrins, Anka et moi… De temps en temps, deux trois gamins s’arrêtaient et nous regardaient.. C’était drôle, j’avoue. Voir leurs grands yeux passant de l’un à l’autre, de la beauté sauvage de femme maîtresse à la barbarie froide de Néron.

Anka… Elle n’est pas belle mais son sourire est pur, elle ne parle pas mais son silence dit tout… J’aime bien cette fille… Nous ne nous sommes rien dit mais je reviendrais là mercredi prochain et je pense qu’elle aussi. J’apporterai Mérope, quoi qu’il en soit.

Septième nuit

Combien de temps a passé depuis la première fois où j’ai ouvert ce carnet ? Trois semaines, un mois ? Cela me paraît une éternité… Morphée est toujours aussi hostile mais je ne t’écris pas chaque soir. Parfois je lis, parfois je lutte, parfois je rêvasse juste…

J’ai relu mes lignes, tout à l’heure. C’est étrange. Impression de revenir sur soi, sur un passé ayant été présent il y a peu mais paraissant déjà tellement lointain. Et puis je trouve mes mots décousus, sans but… (Mais la vie a-t-elle un but?)

Huitième nuit

Sombre manège et

limpide espérance que

me veux-tu toi que je ne connais

et n’ai jamais connu que veux-tu

de mes mots de mon âme je

t’échappe mon ami tu m’effraie

tu changes deviens moins sincère plus

hypocrite je

pars.

Neuvième nuit

J’ai du mal à relire ce que j’ai écrit hier soir. J’étais ivre, cela n’a aucun sens…

Je n’ai pas envie d’écrire, cette nuit. La barre me compresse le dos, je n’en ai pas la force…

Dixième nuit

Je suis dans le train – pour Lyon. Vais voir ma grand-mère. Il fait nuit (je ne me permettrai pas de t’écrire après l’aurore, voyons !). Encore deux heures à tuer.

Ma grand-mère… Avec ma mère, c’est la seule famille qui me reste… C’est une vieille femme au regard doux, le même que celui de Mme Moreau, à la peau usée… C’est la plus gentille femme que la terre ait porté mais j’ai toujours senti en elle ce renoncement à la vie… Ce renoncement qui m’

Aux ultimes aurores

Un train, Lyon – Paris, sept heures du mat…

L’aube qui pointe derrière les montagnes, l’odeur du café, une douce lassitude…

Je m’assois, quelque chose me fait mal aux fesses – j’ai le cul fragile lorsque je ne suis pas réveillée.

Je fouille sous la banquette, j’en extirpe un carnet.

La couverture usée, ternie, le beau vert est sali. Des tâches d’encres, de feutres.

J’hésite à l’ouvrir. De quel droit Jehanne Salomon, aussi prof de lettres et sérieuse soit-elle se permettrait de percer la vie d’un autre ?

Et puis une petite voix, dans ma tête…

Allez Jehanne, fais pas ta sainte, tu te connais, t’en meurs d’envie. Et puis si ça se trouve ce ne sont que des lignes d’écriture qu’un mioche aurait oublié.

Elle avait raison. N’en déplaise à la Jehanne de la place de la Pucelle, je ne suis pas sainte. J’ai ouvert.

Des lignes griffonnées. Un morceau de vie.

C’était confus, c’était maladroit parfois, c’était désordonné, c’était inachevé surtout, c’était sincère.

J’ai découvert un Idris que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam avec ses mots si sensibles. Je n’ai qu’une certitude sur lui. Il est à fleur de mots.

J’ai découvert un Idris, une Anka, de nouveaux Agrippine, Néron, Perdican, Camille et Rosette, un bout de jeune homme et une phrase coupée.

Et j’ai regardé tout ça du haut de mes quarante et un ans. Je me suis sentie vieille.

Dommage que le train soit parti. Je lui aurais bien rendu, moi, son carnet, à cet Idris. Il ne devait pas être bien loin.

Alors comme je n’aime pas les phrases sans verbe, j’achève par mon grain de sel.

Je n’ai aucun moyen de le retrouver. Seulement ça me fera un bon souvenir du 14 septembre 2015 du train Lyon – Paris de sept heures du matin et de mon retour à mes deux gosses et aux Parigots renfrognés. On trouve des divertissements où l’on peut…

 

Barre de fer

Comme premier texte voici une (très longue) phrase écrite hier soir. C’est un texte assez particulier…

 

La barre l’effleure le frôle le touche

et puis s’installe s’accoutume se met

à son aise contre ses épaules son cour son dos le métal froid glacial effrayant lisse et

durci au mal-être la barre qui le suit partout elle ne se voit pas personne ne s’aperçoit d’elle sauf lui lui il la sent profondément elle devient partie intégrante de son être il s’y accoutume s’accoutume aux limites qu’elle lui pose il

ne se formalise pas d’elle car elle est encore souple comme pas tout à fait sèche pas tout à fait dans sa matière définitive il pense

qu’elle sera toujours ainsi modulable conciliante il

s’aperçoit à peine d’elle en fait elle est à sa hauteur à sa mesure c’est ça sur mesure comme un habit qu’on a tellement l’habitude de porter qu’il nous revêt plus vraiment car on ne le

sent plus il fait

partie de nous alors lui le naïf il pense que ce sera

toujours ainsi sauf que non ce serait trop beau tu ne crois pas trop beau en fait il ne se rend pas compte mais

le piège se referme sur lui la barre s’abaisse doucement tout doucement ça ne lui fait pas mal au début non c’est

juste une légère pression à peine perceptible il ne la voit pas venir en fait il l’avait

oublié mais elle s’abaisse chaque jour un peu plus jusqu’à qu’il soit contraint de s’incliner tellement elle

s’appuie contre lui la barre jolie barre au premier abord mais barre trompeuse elle n’était pas si innocente hein tu t’en rends compte maintenant mais c’est trop tard trop tard pour

la briser innocente barre barre de soumission oui lui il pensait qu’elle ne le poursuivrait pas il avait tourné la page ou du moins le croyait mais elle est là la barre elle le plie le réduit à genoux l’éprouve il rassemble ses forces sa volonté il veut

parvenir à faire arrêter sa progression et puis la repousser il veut se relever surtout se relever mais

rien à faire il la sent sur lui maintenant il n’a

pas une minute de répit il faut qu’il se batte qu’il se batte contre elle oui mais se battre quand l’on a déjà plus de force comment faire dis-moi explique-moi s’il te plaît il supplie cherche implore mais

rien à faire la barre s’est installée là ta soumission rappelle-toi tu me l’avais promise la barre le réduit

réduit ses mouvements ses ambitions il ne peut plus se relever il est

enchaîné sous sa barre il ne peut plus que plier à cause à cause juste de ses souvenirs l’oubli n’est jamais bonne chose voilà où il mène à ce boomerang qui revient après tellement de mois et te rappelle ta soumission d’antan en cette

barre de fer – barre d’enfer.