Voici mon texte pour le concours n°1 de Chouwie sur le faux journal intime. J’espère qu’il n’est pas trop long. ^^
Première nuit
Deux heures du mat’. Foutu marchand de sable, t’es en rupture de stock ? Je ne sais plus dormir depuis trop longtemps. Ou alors je cauchemarde. La barre… Enfin bref…
Je n’aurais jamais cru ouvrir un jour ce vieux carnet… Ma grand-mère me l’avait offert pour mes dix ans, je crois, et j’ai beau avoir toujours aimé écrire, un « journal intime » ne m’a jamais attiré. Dire qu’il aura fallu sept ans pour réviser mes principes…
J’ai les écouteurs dans les oreilles, la lampe de poche dans une main et le stylo dans l’autre. Cette atmosphère feutrée du noir de ma chambre est si douce… C’est un peu… Un peu comme si la nuit se refermait sur toi et qu’il n’y avait plus personne sur Terre… Que l’ombre avait tout avalé ne gardant que cette mélancolie qui prend aux tripes et un homme pour l’écrire…
Seconde nuit
Quatre heures du matin, déjà. N’arrivant pas à dormir, j’ai enfin lu On ne badine pas avec l’amour, tu sais, la pièce d’Alfred de Musset que maman attribue toujours à Marivaux… J’aimerais tant connaître une Camille… Une fille ayant la foi, la force pour croire, pour être si droite… Elle est belle, Camille, si belle lorsqu’elle parle à Perdican… J’aime aussi beaucoup Rosette « Vous respectez mon sourire mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce qu’il me semble. » mais Rosette n’a pas cette beauté froide, inaccessible, cette allure cassé, brisée de rigueur… Non, Camille est incomparable.
Je ne note pas les jours, ici. A quoi bon ? Je sépare juste les nuits par un numéro. Je n’aime pas les dates, à vrai dire. Une date, ça limite une journée à vingt-quatre heures. C’est très con, je trouve. Quoi qu’il s’y passe, vingt-quatre heures forment une journée. Un jour a la longueur qu’on lui offre.
Plus tard, je compterai les jours en mots. Lorsqu’il y en aura plus d’un, on aura vécu. Alors on pourra comptabiliser un jour. Lorsque rien ne s’écrira, ce sera juste un moment d’inconscience. On ne peut pas vivre sans mots. Je ne peux pas vivre sans mots. Et sans vie, il n’y a pas de journée. Les mots, mes personnages, mes vers… Ils sont tout. Ils me hantent, me suivent partout – tu sais ce que je fais dans la douche ? j’écris mes vers ou le nom de mes personnages sur la buée de la vitre – ils font partie de moi.
Sommeil, ne serais-tu pas en train de m’assaillir ? Je te laisse, page blanche, j’abandonne tes bras pour ceux de Morphée, s’il peut être accueillant au moins pour les heures qu’il reste…
Troisième nuit
Je ne sais pas quoi écrire. Je me sens vide. Tellement vide. Je n’ai que mes dix-sept ans de vie et la barre pour me remplir. Un jour, il faudrait que je t’en parle… Pas maintenant. Pas cette nuit. Et mes dix-sept ans, que m’ont-ils apportés ? Des rires, des premières fois, des instants d’un bonheur que l’on croquait à pleines dents, des larmes, des insomnies, des dépressions, des points de suspension, cette solitude si douce et si teigneuse, souffrir – ce verbe qui me poursuit depuis mes douze ans déjà et des mots, beaucoup de mots… Peut-être est-ce ce que l’on appelle une vie… Peut-être… Personne ne saura jamais définir la vie…
Des rires… Si longtemps que je n’ai pas piqué un fou rire, un vrai… Ce voyage en Italie, je crois que c’était le dernier…
Et des points de suspension. Je les ai toujours aimé, ceux là. Et ils me prennent chaque fois que je t’ouvre.
Et souffrir, souffrir, ce verbe… Qui l’a prononcé la première fois… Ma prof de français de l’époque, lors d’une rédaction libre, Mme Moreau, je crois que c’était son nom… J’avais parlé d’essoufflement, et d’écriture, d’une soif de mots… Elle m’avait entouré plein de mots… Soif – dévastatrice – folie – cœur pressé dans la poitrine – suffoquer de ces phrases arrachées à sa chair, arrachées à son sang – s’épuiser – S’arrêter. En apnée. – suffoquer… Je connais encore le texte par cœur. Il faudrait que je le réécrive, un jour, j’ai perdu la rédaction originale, depuis le temps… Et puis elle m’avait posé cette question, au crayon à papier, à côté de suffoquer, cette question… Est ce que tu souffres en écrivant ? Quelle question, Madame… Si évidente mais pourtant si dure à avouer… Les mots sont une drogue, belle mais dévastatrice…
Je ne l’ai jamais oubliée, Madame Moreau. Cette prof était magique. Ses mots, son sourire, son rire en cascade, tout était si doux en elle… Et puis elle m’a conseillé Les fleurs du mal – révélation littéraire pour moi. Ca prouve que c’est quelqu’un de bien.
Quatrième nuit
Me sens mal… La barre, elle pèse trop… Depuis quatre heures… Elle m’a réveillé… Elle m’écrase…
Comment l’expliquer ? Imagine… Imagine que tu as de mauvais souvenirs… Imagine que ce sont des histoires de famille pas très nettes, de père alcoolo… Imagine que toi, petit mioche de treize ans, imagine que toi, lui obéir, obéir à ses colères, ses coups de gueule, sa violence, c’est toute ta vie… Imagine que tu vois ta mère souffrir tous les jours, encore plus que toi, à cause de lui… Imagine qu’il meurt… Tombé dans le fossé avec sa bagnole après une grosse cuite… Mais imagine que toi, sa violence, c’est toute ta vie… Que tu t’es tellement soumis que même au cimetière, tu sens encore sa présence… Qu’elle se manifeste en une barre qui appuie toujours plus sur tes épaules… Imagine que maintenant t’as dix-sept ans et tu fais un mètre quatre-vingt-six mais que tu ne peux toujours pas te débarrasser d’elle… Imagine…
Cinquième nuit
Décidément, le marchand de sable me boude…
Je pense beaucoup à toi. Toi. Toi à qui je m’adresse sans savoir qui tu es. Toi qui me juge sans doute en ce moment même – mais qui es-tu ? Es-tu ma mère, des amis, quelqu’un du collège ? Es-tu un moi de mon futur ayant retrouvé ce carnet dans les méandres du souk qui lui sert de logement ? Es-tu ma fille, mon fils, un de mes descendants ? M’es-tu proprement inconnu ?
Cette question m’obsède depuis que je suis couché. Je torture mon stylo sans oser ouvrir ce carnet. Je réfléchis. Mais que peux-tu penser de moi, toi ? J’ai peur… Peur que tu me prennes pour un taré, un paumé… Peur que tu me trouves bizarre… Peur, je ne sais pas trop de quoi, à vrai dire.
Toi.
Je suis de meilleure humeur, cette nuit. La beauté mystérieuse de la nuit me comble. Et puis c’était une bonne journée. Une journée sans but, sans vraiment de tenant et d’aboutissant mais une bonne journée.
Ai fait un peu de théâtre. Enfin, un peu… Deux heures ?
J’ai joué avec Anka. Cette fille est vraiment gentille… Imagine un peu le tableau, petit lecteur, toi qui t’incrustes dans ma vie…
Imagine le petit parc à côté de chez moi, je répète à voix basse les répliques de Perdican « Est-ce toi, Camille, que je vois sur cette fontaine, assise sur les marguerites comme aux jours d’autrefois ? »… Anka, une fille de ma classe qui arrive, s’assoit à côté de moi et répond : « Oui, Perdican, c’est moi. Je viens revivre un quart d’heure de la vie passée. Je vous ai paru brusque et hautaine ; cela est tout simple, j’ai renoncé au monde. Cependant, avant de le quitter, je serais bien aise d’avoir votre avis. Trouvez-vous que j’aie raison de me faire religieuse ? ».
Imagine…. Anka la Serbe et Idris l’Arabe déclamant Musset entre deux cris d’oies et de gosses se poursuivant sur le terrain de jeu, Anka la Serbe et Idris l’Arabe jouant Perdican, Rosette et Camille sans ne s’être jamais parlé… Nous avons déclamé toute la cinquième scène du second acte et puis d’autres ensuite… Et la fameuse réplique, « Vous respectez mon sourire, mais vous ne respectez guère mes lèvres, à ce qu’il me semble », elle l’a si bien dit… Avec un petit air impudent et mutin…
Et puis, à la fin, aux derniers mots d’Anka… « Elle est morte. Adieu, Perdican. » C’était… magique. Si longtemps que je n’avais pas joué…
Nous nous sommes écroulé dans l’herbe, un peu gênés. Comme si nous avions tout dit. Je lui ai demandé si elle aimait le théâtre. Elle m’a répondu oui, qu’elle ne lisait plus que ça. Nous avons discuté quelques minutes, seulement sur le théâtre… Nous nous sommes donnés rendez-vous demain, même lieu, avec un exemplaire de Britannicus…
Sixième nuit
Ai déclamé Néron tandis qu’Anka incarnait Aggripine… Scène VI, acte V…
« Arrêtez, Néron : j’ai deux mots à vous dire
Britannicus est mort, je reconnais les coups
Je connais l’assassin. »
« Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable
Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable
Et si l’on veut, Madame, écouter vos discours
Ma main de Claude même aura coupé les jours
Son fils vous était cher ; sa mort peut vous confondre
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre. »
« Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits
Mais je veux que ma mort te soit même inutile
Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille
Rome, ce ciel, ce jour, que tu reçus de moi.
Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
Tes remords te suivront comme autant de furies,
Tu croiras les calmer par d’autres barbaries :
Ta fureur, s’irritant soi-même dans son cours,
D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;
Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien ;
Et ton nom paraîtra, dans la race future
Aux plus cruels tyrans une plus cruelle injure. »
Ce sont les mots les plus puissants de cette scène, mon Dieu, cette scène… Les tirades de Narcisse et celle d’Agrippine, surtout celle d’Agrippine… Nous n’avons presque pas parlé autrement qu’en alexandrins, Anka et moi… De temps en temps, deux trois gamins s’arrêtaient et nous regardaient.. C’était drôle, j’avoue. Voir leurs grands yeux passant de l’un à l’autre, de la beauté sauvage de femme maîtresse à la barbarie froide de Néron.
Anka… Elle n’est pas belle mais son sourire est pur, elle ne parle pas mais son silence dit tout… J’aime bien cette fille… Nous ne nous sommes rien dit mais je reviendrais là mercredi prochain et je pense qu’elle aussi. J’apporterai Mérope, quoi qu’il en soit.
Septième nuit
Combien de temps a passé depuis la première fois où j’ai ouvert ce carnet ? Trois semaines, un mois ? Cela me paraît une éternité… Morphée est toujours aussi hostile mais je ne t’écris pas chaque soir. Parfois je lis, parfois je lutte, parfois je rêvasse juste…
J’ai relu mes lignes, tout à l’heure. C’est étrange. Impression de revenir sur soi, sur un passé ayant été présent il y a peu mais paraissant déjà tellement lointain. Et puis je trouve mes mots décousus, sans but… (Mais la vie a-t-elle un but?)
Huitième nuit
Sombre manège et
limpide espérance que
me veux-tu toi que je ne connais
et n’ai jamais connu que veux-tu
de mes mots de mon âme je
t’échappe mon ami tu m’effraie
tu changes deviens moins sincère plus
hypocrite je
pars.
Neuvième nuit
J’ai du mal à relire ce que j’ai écrit hier soir. J’étais ivre, cela n’a aucun sens…
Je n’ai pas envie d’écrire, cette nuit. La barre me compresse le dos, je n’en ai pas la force…
Dixième nuit
Je suis dans le train – pour Lyon. Vais voir ma grand-mère. Il fait nuit (je ne me permettrai pas de t’écrire après l’aurore, voyons !). Encore deux heures à tuer.
Ma grand-mère… Avec ma mère, c’est la seule famille qui me reste… C’est une vieille femme au regard doux, le même que celui de Mme Moreau, à la peau usée… C’est la plus gentille femme que la terre ait porté mais j’ai toujours senti en elle ce renoncement à la vie… Ce renoncement qui m’
Aux ultimes aurores
Un train, Lyon – Paris, sept heures du mat…
L’aube qui pointe derrière les montagnes, l’odeur du café, une douce lassitude…
Je m’assois, quelque chose me fait mal aux fesses – j’ai le cul fragile lorsque je ne suis pas réveillée.
Je fouille sous la banquette, j’en extirpe un carnet.
La couverture usée, ternie, le beau vert est sali. Des tâches d’encres, de feutres.
J’hésite à l’ouvrir. De quel droit Jehanne Salomon, aussi prof de lettres et sérieuse soit-elle se permettrait de percer la vie d’un autre ?
Et puis une petite voix, dans ma tête…
Allez Jehanne, fais pas ta sainte, tu te connais, t’en meurs d’envie. Et puis si ça se trouve ce ne sont que des lignes d’écriture qu’un mioche aurait oublié.
Elle avait raison. N’en déplaise à la Jehanne de la place de la Pucelle, je ne suis pas sainte. J’ai ouvert.
Des lignes griffonnées. Un morceau de vie.
C’était confus, c’était maladroit parfois, c’était désordonné, c’était inachevé surtout, c’était sincère.
J’ai découvert un Idris que je ne connaissais ni d’Eve ni d’Adam avec ses mots si sensibles. Je n’ai qu’une certitude sur lui. Il est à fleur de mots.
J’ai découvert un Idris, une Anka, de nouveaux Agrippine, Néron, Perdican, Camille et Rosette, un bout de jeune homme et une phrase coupée.
Et j’ai regardé tout ça du haut de mes quarante et un ans. Je me suis sentie vieille.
Dommage que le train soit parti. Je lui aurais bien rendu, moi, son carnet, à cet Idris. Il ne devait pas être bien loin.
Alors comme je n’aime pas les phrases sans verbe, j’achève par mon grain de sel.
Je n’ai aucun moyen de le retrouver. Seulement ça me fera un bon souvenir du 14 septembre 2015 du train Lyon – Paris de sept heures du matin et de mon retour à mes deux gosses et aux Parigots renfrognés. On trouve des divertissements où l’on peut…